La dame aux camélias, la vraie
Réal. : Gratien Gélinas [1942]
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Source :
Productions Gratien Gélinas ltée.
Durée: 25:38 |
Après trois saisons de radio et trois ambitieuses revues sur scène, Gratien Gélinas doit s’offrir un long temps d’arrêt à la fin de l’été 1940. En fait, Gratien en a plus qu’assez du rythme de production effréné de la radio. Et il a une passion à assouvir : le cinéma. Gratien est un fanatique du septième art. Chez lui, l’été, il passe ses moments de loisirs à imprimer sa famille sur pellicule. Il a envie d’expérimenter ce médium. Cette autre occupation que l’interprète de Fridolin doit trouver sera donc rien de moins que la fondation d’une entreprise de cinéma.
Gratien fait donc l’annonce suivante aux médias : « La réalisation d’une comédie de court métrage commencera dès que sera terminé l’aménagement d’un studio. Nous commencerons par des films à court métrage – comédies, documentaires. Et puis, un jour, de grands films. Je vais vous paraître naïf, mais j’estime que nous pouvons donner un Maria Chapdelaine, un Trente arpents, Un homme et son péché comme le cinéma étranger ne saurait le faire. Ce sera dur, mais je crois que nous tiendrons le coup. »
Deux années s’écoulent cependant avant que Gratien puisse lancer la production de son premier court métrage, qu’il prévoit offrir au public de l’édition 1943 de Fridolinons, la revue qu’il présente à toutes les années depuis 1938.
Pendant l’automne 1942, Gratien et Louis Pelland écrivent le scénario d’après La dame aux camélias, le roman d’Alexandre Dumas. « Juliette Béliveau avait un numéro qu’elle faisait au cabaret, La mort du cygne, une parodie du ballet. C’est probablement ce qui m’a inspiré l’idée. » Gratien imagine très bien cette actrice caricaturer l’héroïne ; de plus, lors d’une émission du Train de plaisir, Gratien avait déjà pastiché cette célèbre œuvre française, faisant jouer à Fridolin le rôle d’Armand. L’intrigue du scénario du film est simple : Armand est fou d’amour pour sa dame, laquelle en pince uniquement pour les espèces sonnantes et trébuchantes.
À cette parodie de la Grande Culture importée du vieux continent, Gratien et Pelland ajoutent plusieurs références à l’actualité et à la culture populaire de l’époque. Armand a ainsi l’insigne honneur d’être invité par « Sa Majesté le Roi et Madame » à faire son entraînement militaire. Plus loin, un médecin appelé au chevet de Margot prononce un diagnostic faisant écho au titre de la version française de la bande dessinée Tillie the Toiler publiée tous les samedis dans La Patrie : « Margot travaille trop. » Seules les pilules rouges bien connues des lecteurs de journaux pourront la ramener à la vie…
Une fois la rédaction du scénario terminée, Gratien retourne à la préparation de la revue pendant que son équipe de tournage prépare la production. La guerre complique toutefois les préparatifs du tournage. « Marc Audet me téléphone un matin, relate Gratien, pour me dire qu’il venait d’entendre à la radio que la pellicule 16 mm est rationnée à raison de cent pieds par mois par client. Il nous fallait 3 000 ou 4 000 pieds ! » Toute l’équipe se rassemble, se répartit en deux voitures et arrête à différents magasins. À tour de rôle, chacun entre acheter cent pieds. En une heure, toute la pellicule nécessaire est achetée.
Le tournage commence. « J’étais obsédé par le désir de faire du cinéma et d’en présenter dans ma revue, mais je ne connaissais rien au métier. Ça a été une période très difficile de ma vie. Le travail pressait, on dormait trois heures puis on tournait dix heures. Les scènes d’intérieur allaient bien, mais celles d’extérieur étaient pénibles. C’était novembre, il faisait froid, il fallait se presser question lumière. C’était angoissant parce que je savais que je n’avais aucune compétence là-dedans.»
Le jour de Noël, Marc Audet reçoit un coup de téléphone de Gratien. La journée est ensoleillée, mais il veut absolument tenter de tourner une scène de tempête de neige. Le duo roule en automobile sur Sherbrooke, jusqu’à Pie-IX… où une souffleuse s’escrime sur un banc de neige, un vrai comme il y en avait à l’époque. Marc Audet installe sa caméra et Gratien court avec ses raquettes sous la fausse tempête. « C’était bon comme scène, poursuit Audet. Un moment donné, la machine arrive à mon niveau et je me mets à crier. Ce n’était pas juste de la neige, mais des morceaux de glace ! Je ne sais pas comment ça se fait qu’on vit encore. » Le tournage terminé, il s’agit de procéder au montage, dont tout le monde n’a une connaissance que fort relative.
Fridolinons 43, ou Le Troisième Front du rire, commence plus tard que d’habitude, soit le 20 février. Le spectacle se déroule selon l’ordre habituel : l’arrivée de toute la troupe « de guerre », un ballet et un mot de bienvenue de Fridolin. S’ensuit la projection de La dame aux camélias, la vraie. Gratien se souvient : « Je me suis imposé d’aller le voir, dans le puits de l’orchestre, à chaque représentation, afin de me rendre compte que j’aurais pu faire mieux et de ce que je devrais éviter la prochaine fois. » Selon un historien du cinéma, « on raconte que le soir de la première, le public fut fort surpris de voir un film plutôt que son héros en chair et en os. L’accueil est houleux ; on réclame le vrai Fridolin. » Après trois représentations, « Gélinas aurait donc raccourci de beaucoup son film pour lui donner un rythme et un impact plus soutenu et une longueur plus digestible. »
Dire que Gratien est déçu que le film fasse si peu d’effet parmi le public est bien en deçà de la réalité. Il écrira quelques années plus tard dans son journal que ces critiques lui ont fait « une peine considérable. Elles étaient justifiées, mais je rageais en me disant que dans tous ces efforts on s’acharnait à ne voir que les erreurs. » Gratien vient de traverser une des périodes les plus exigeantes de sa vie, l’une de celles où il a le plus travaillé et le moins dormi… pour un accueil du public relativement froid.
Gratien est découragé. Tant de travail pour un résultat si éloigné de ses ambitions ! « Devant les difficultés croissantes de tourner en temps de guerre, la pellicule et l’équipement étant rationnés, j’ai décidé de ne pas me battre contre des moulins à vent. » Un an et demi plus tard, Gratien vendra à profit son équipement de cinéma 16 mm à un Torontois pour la somme de 7 500 $. Un autre idéal, confie-t-il à un journaliste, l’occupe maintenant : faire quelque chose de durable dans le théâtre, « créer un théâtre canadien-français dont les éléments me seraient fournis par les Canadiens français eux-mêmes. »
Texte adapté de : Sicotte, Anne-Marie. 2009. Gratien Gélinas. La ferveur et le doute. Montréal : Typo.
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